Anarcho-syndicalisme

Anarchisme, anarchosyndicalisme, nationalisme et sionisme | Frank Mintz, 2004

Revue Les Temps maudits, n° 20, octobre-décembre 2004.

Lire en ligne sur le site Fondation Besnard

À venir d’ici quelques jours sur le site de Fondation Besnard: « Quelques remarques sur Anarchisme, anarchosyndicalisme, nationalisme et sionisme en 2024 »

Deux points doivent être brièvement élucidés avant d’aller plus avant. Les différences entre anarchisme, syndicalisme révolutionnaire et anarchosyndicalisme, leurs positions sur le nationalisme.

Pour Proudhon, Bakounine et Kropotkine, l’anarchisme n’est que social, indissolublement liés au syndicalisme de la I Internationale. L’individualisme, le terrorisme apparaissent plus tard et sont rejetés par la majorité des anarchistes.

Le syndicalisme révolutionnaire n’est qu’un retour à la tradition anarchiste pour certains, pour d’autres (Allemane, tout en étant au POSR parti ouvrier socialiste révolutionnaire, qui est resté embryonnaire), c’est un point de rupture avec le parti imposant sa ligne aux syndicats, parce que le syndicalisme est le seul outil pour achever la révolution, l’État syndicaliste étant le futur organe de gestion.

Historiquement cette tendance a été efficace et brillante mais elle a vite disparue (voir dans ce numéro et le précédent). Par voie de conséquence, se réclamer aujourd’hui du syndicalisme révolutionnaire, c’est désirer travailler avec plusieurs tendances sans être assujetti à une direction anarchiste, extérieure aux syndicats. Par contre l’anarchosyndicalisme (d’abord créé en 1907 en Russie, pour s’opposer aux excès du terrorisme et fixer le mouvement dans le monde ouvrier), s’adresse à tous les salariés pour améliorer leurs conditions de vie (indépendamment de leurs idées politiques et religieuses), la véritable émancipation étant dans le communisme libertaire. Les anarchistes, la FAI (Fédération anarchiste ibérique) dans la Confédération nationale du travail d’Espagne, CNT, ont eu un rôle critique, voire de direction. Mais la FAI était elle-même manipulée par un groupe cénétiste (García Oliver, Durruti, etc., voir Mintz Autogestion et anarchosyndicalisme).

Le nationalisme a hanté la stratégie de Marx-Engels et Bakounine-Kropotkine, avec leurs idées héritées de la bourgeoisie de races (mélange de coutumes et sang), génies inhérents à la culture et transmissible par elle. D’où des déclarations écœurantes :

«Bakounine n’a fait traduire l’anarchie de Proudhon et de Stirner à la langue vulgaire des Tartares.1 » « nous ne pouvons sauvegarder la révolution qu’en exerçant le terrorisme le plus résolu contre ces peuples slaves.2 »

« La pensée qui vient de prévaloir malheureusement au sein du Conseil Général [de l’AIT], est une pensée exclusivement allemande. Représentée surtout par Marx – un Juif allemand, […] intrigant comme un vrai Juif qu’il est […] C’est le pangermanisme qui, profitant des triomphes militaires de la Prusse, c’est la pensée omni dévorante et omni absorbante de Bismarck, la pensée de l’État Pangermanique soumettant plus ou moins toute l’Europe à la domination de la race allemande qu’ils croient appelée à régénérer le monde, c’est cette pensée liberticide et mortelle pour la race latine et pour la race slave, qui s’efforce aujourd’hui de s’emparer de la direction absolue de l’Internationale.3»

Kropotkine reprit cette position en 1916.

On constate, au passage, que la coupure entre autoritaires et libertaires recouvrait une vision nationaliste, cette dernière étant plus importante car on trouve des textes de Bakounine jugeant que :

« Chez les Allemands, au contraire [des Français], l’anarchie prédomine.4 » « les travailleurs allemands ont toujours été les victimes et jamais les complices de ces mêmes oppresseurs et de toutes ces infamies allemandes.5 »

L’incapacité de Bakounine, pour que sa vision anarchiste dépasse son éducation nationaliste, est caractéristique et se retrouve chez Kropotkine.

« Il est de mode entre socialistes de dire que tous ces mouvements [nationalistes] ne nous regardent pas, que le travailleur est lui-même sous le joug et qu’il n’a pas a s’occuper des autres. D’abord le joug des travailleurs n’est pas comparable celui des nationalités opprimées. Si, en plus du joug économique que ces nationalités subissent – toujours plus brutal encore -, le travailleur européen avait à subir le joug que subit 1’Arménien, le Crétois, le Polonais et aussi 1’lrlandais, l y a belle lurette qu’il se serait révolté autrement qu’il se révolte aujourd’hui. […] Comment peut-on dire alors aux travailleurs que puisqu’ils sont opprimés eux-mêmes, ils n’ont pas à s’intéresser à d’autres opprimés comme eux, et auxquels on défend en plus de parler polonais, de porter une écharpe verte ou de chanter le Verte Erin dans les rues de Dublin, ou qu’on égorge en Turquie pour lui enlever sa fille ! Au contraire, la cause de tous les opprimés est chère au travailleur socialiste. Doublement chère la cause des opprimés qui se révoltent contre leurs maîtres, avec ou sans l’élément de nationalité en plus.6 »

La même année, mais en russe, Kropotkine développe sa position :

« le caractère purement nationaliste » des mouvements nationaux n’existe pas. Partout, il y a une base économique, ou une base pour la liberté et le respect de l’individu. […] Dans les questions nationales, comme en toute chose, nous devons jouer notre rôle. […] Nous devons présenter, me semble-t-il dans chaque mouvement nationaliste les questions du peuple en même temps que les nationalistes. Mais pour cela nous devons être dans tous les mouvements nationaux. En deux mots, nos relations devraient être ainsi : « Vous voulez secouer le joug des Russes, des Turcs, des Anglais ? Excellent ! Mettez-vous à 1’oeuvre ! Présentez la question du peuple, alors vous résoudrez le problème national. Nous aussi nous haïssons vos oppresseurs, mais nous voyons plus profondément et nous regardons le peuple opprimé. Nous ne nous mêlerons pas à vous et nous ne nous éloignerons pas de vous, nous poserons la question du peuple. Et parmi vous, les plus honnêtes seront avec nous ! 7«».

Kropotkine sépara totalement ses textes pratiques sur le terrorisme et les syndicats8, destinés à la Russie, de sa propagande pour les lecteurs de langue anglaise ou française. Ce silence et l’évolution du mouvement français aboutissent à la position majoritaire des anarchistes de ne pas intervenir dans les conflits coloniaux indochinois et algériens9.

La CNT espagnole eut à affronter le nationalisme catalan et ne sut pas se positionner face à ce dernier ni non plus envers les Marocains. Salvador Seguí écrivait :

« Le catalanisme est une fiction maintenue par la faveur officielle. Le catalanisme est une chose qui vit aux dépens de l’État, et que ce dernier, dans son inconscience, renforce, alors qu’il serait mieux pour lui et plus salutaire de le détruire complètement.10 »

Cette vision fut absolument refusée dans la pratique avec les contacts incessants de la CNT de Catalogne avec les dirigeants de la gauche catalane, bourgeois qui se comportèrent en fait pendant la guerre civile comme Salvador Seguí l’avait défini. Et le même Salvador Seguí, pourtant un anarcho-syndicaliste parmi les plus responsables, dans «le débat sur la question du Maroc » n’a pas un mot la même année pour les travailleurs marocains, ni comme syndicaliste ni comme individu11. Pourtant les guerres coloniales au Maroc ont accompagné la CNT (1909 semaine sanglante de Barcelone à cause du refus de rappelés d’aller au Maroc, 1923 défaite désastreuse des Espagnols et coup d’état militaire, 1934 répression avec les forces marocaines aux Asturies, février1936 annonce du comité national des manoeuvres des militaires réactionnaires, « le Maroc semble être le foyer principal et l’épicentre de la conjuration. L’action insurrectionnelle est soumise au résultat des élections. » Aucune motion ne fut jamais adoptée en congrès national, si ce n’est une intervention très efficace, mais vaine, d’Ángel Pestaña à titre individuelle12. Les autres secteurs de la gauche (PSOE, PC, POUM, francs-maçons) eurent la même attitude, en dépit de leur théorie marxiste ou humaniste. Ces positions suicidaires sont une des raisons de l’échec de la révolution espagnole.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est la stratégie de l’anarcho-syndicalisme vis-à-vis du politique qui est escamotée, du moins sur le papier, puisque la réalité montre un accord local aux Asturies avec l’UGT et le PSOE en 1933, des recherches de contacts au Maroc en février 1936 de la FAI, des tractations pour recevoir des armes du gouvernement catalaniste en juin-juillet 1936. Les coulisses sont utilisées, et pas les syndicats les assemblées et les congrès. Ce fonctionnement en groupes élitistes devient la règle avec la guerre civile et la participation gouvernementale. Pierre Besnard remarque que de nombreux militants en vue affirment leurs désirs de fonder un parti syndicaliste ou politique. Et orienter définitivement la CNT dans le gouvernement.

L’article « Anarchisme et sionisme » de Marx Yarblum13 est paru dans Khleb i Volia [pain et liberté] du 7-VII-1907 à l’occasion du congrès d’Amsterdam d’août 1907. Dans le même numéro du périodique il y eut une réponse de Kropotkine.

« Avant le prochain congrès anarcho-communiste, je m’adresse à vous pour que vous répondiez à certaines questions théoriques et pratiques, concernant une orientation dans l’anarchisme […] précisément la question nationale. Je m’adresse à vous en tant qu’anarcho-communiste sioniste. […]

Il est vrai que la question nationale pour la bourgeoisie des nations exploitées consiste à la prise du marché étranger […] Mais qu’en est-il du prolétariat d’une nation exploitée ? Est-il indifférent pour les ouvriers de cette nation, de construire ou pas leur nation, seulement parce que “ leur exploiteur n’est pas moins étranger ” ?

L’expérience, dans la vie juive, m’a montré le contraire. Le prolétariat d’une nation exploitée ne peut se développer librement […] sa langue […] sa culture dans toutes des expressions aspects […] liée à la nation bourgeoise exploitée; les forces de production d’une nation exploitée donnée sont limitées […] En conséquence, la voie qui s’offre au prolétariat d’une nation exploitée vers l’idéal de l’anarcho-communisme est limité.

Le processus de concentration d’éléments juifs en Palestine a déjà commencé. […] En Palestine il existe déjà un parti ouvrier social-démocrate. Je suis anarcho-communiste (Il existe un groupe similaire également en Russie et en Amérique). Nous nous efforçons de développer en Palestine l’idéal de l’anarchisme, de combattre toutes les tendances politiques, en appelant à la formation d’un parti ouvrier juif.

Notre tâche est de créer des communes libres pour le développement libre, universel, normal de l’individu dans la nation juive en Palestine. Évidemment, nous reconnaissons l’anarchisme et son idéal internationaliste, nous le défendrons partout et le reprendrons, mais en tant que membre du groupe exploité du groupe exploité des juifs [… ] en tant que ses fils, nous y travaillerons au nom de toute l’humanité, au nom de la destruction partout, de toute exploitation et du pouvoir, sous quelle que forme que ce soit.

Maintenant je m’adresse à vous, ne pouvez-vous me répondre par une lettre exposant votre avis sur ce courant de l’anarchisme : selon-moi, il est tout à fait conforme aux principes de l’anarchisme. Et me sera-t-il possible de participer au congrès en tant qu’anarcho-communiste ? Je suis certain que les camarades nous aiderons dans ce dur combat, et nous lutterons main dans la main pour la destruction complète de toute exploitation. »

N’ayant pas consulté la presse anarchiste russe de l’époque, je suppose que la pseudo naïveté et l’utilisation absurde de l’anarcho-communisme ont dû être critiquées. Kropotkine répondit par un article intitulé « La question nationale » :

« […] Étant donné que la question nationale se pose constamment dans la vie, et se posera tant que les États existeront, je vais m’efforcer de répondre à la question qui m’est adressée. Je remarque seulement qu’il n’y a pas d’accord complet sur cette question parmi les anarchistes. [En France, les camarades considèrent le problème dépassé]

Cela est vrai uniquement pour les travailleurs libres des nationalités non exploitées. Pour les travailleurs des nationalités encore exploitées, comme cela est justement remarqué dans la lettre qui nous est adressée, il se pose la question de comment créer cette idée, qui permettrait […] le développement de l’idée des communes libres ? […]

La lutte fructueuse contre l’exploitation sociale ne commence que lorsqu’un peuple donné sent qu’il […] peut librement acquérir dans un territoire donné toutes les qualités intellectuelles, morales et créatrices. […] On répète souvent le dicton français que les pauvres n’ont pas de patrie, mais cela ne veut pas du tout dire que les pauvres sont indifférents à où ils vivent et avec qui. […] Cela veut dire seulement que les riches les ont privés de nation, que, cependant, ils veulent en avoir une, peut-être même plus que les riches. […]

[le retour à la terre est ardu, et pourquoi en Palestine] La principale raison de l’émigration en Palestine ne peut être que la religion. Chaque religion inévitablement, fatalement, conduit à la théocratie. […]. Les révolutionnaires juifs, qui combattent en Russie pour la libération des nationalités opprimées, la leur et les autres, font incontestablement plus dans l’intérêt de l’humanité dans l’ensemble et en particulier pour leur groupe national, que ceux qui émigrent en Palestine. La partie occidentale de la Russie n’est nullement un lieu étranger pour les Juifs. […] ils ont autant le même droit de considérer ce territoire comme leur patrie, de même que les autres habitants. Et c’est mieux s’ils prennent par la lutte, s’ils gagnent par leurs efforts la liberté de leur développement national, ils créeront la base du développement futur de leur origine nationale14, ce qu’ils ne trouvent pas à […] à l’ombre des branches d’un passé distant. » 15

C’était une partie des arguments présentés en 1900 dans le rapport Antisémitisme et sionisme du groupe des E.S.R.I. de Paris [étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes] :

« Enfin il y a les pauvres diables de Juifs que certains philanthropes, pleins de bonnes intentions, nous voulons le croire, excitent à aller rebâtir Jérusalem. Eh bien ! il y a une chose qu’il faut apprendre aux Juifs, s’ils ne sont pas au courant : en retournant en Palestine, ils seront affreusement volés; la Palestine est une terre pauvre, désolée, […] Nous ne sommes pas sionistes parce que, au moment même où tous les peuples, par la ressemblance des intérêts économiques, tendent à nier toutes les entraves, à supprimer les frontières, le sionisme ne demande rien moins que la reconstitution d’une nation juive, nous, sommes internationalistes. Nous ne sommes pas sionistes, parce que l’émigration des juifs diminuerait la masse prolétarienne active. Enlever les prolétaires juifs à la cause révolutionnaire, c’est enlever à cette cause un de ses éléments les plus énergiques, les plus intelligents, les plus conscients. […]«Mais, quand même Sion serait une colonie communiste anarchiste, nous ne la favoriserions pas. Nous pensons, en effet, et nous avons toujours pensé, qu’il est absolument impossible de faire vivre un essai de communisme, si la révolution intégrale n’a pas mis à bas l’ordre capitaliste tout entier. Une colonie qui reste enfermées dans d’étroites proportions n’a pas d’intérêt. Si elle se développe, elle se met forcément en rapport avec le système mercantile et capitaliste, et elle est tôt submergée. […] Pour vivre une colonie sioniste serait obligée de faire ce qu’ont toujours fait les peuples de la Méditerranée : jouer le rôle d’intermédiaire entre les pays producteurs. Ce rôle, en effet, qu’on a considéré comme caractéristique de la race juive, n’est pas imposé par le tempérament des hommes, mais par le milieu géographique, où ils vivent ; les Méditerranéens ont toujours été et sont encore des intermédiaires. Favoriser un exode des Juifs vers la Palestine, c’est les rejeter dans le système commercial, improductif de valeurs d’usage. En résumé. le sionisme capitaliste n’est pas souhaitable, une tentative de sionisme communiste serait un échec. 16 »

Dans « À nouveau sur l’anarchisme et le sionisme »17, Kropotkine répond à une nouvelle lettre de Yarblum :

« Si le sionisme entraîne des polémiques si passionnées, c’est précisément, que, autant que je sache, plusieurs tendances s’y rencontrent. 1) le sionisme religieux, la principale […], 2) le sionisme culturel, ou « palestinophilie spirituelle », s’efforçant actuellement, sans attendre d’émigration, de relever la culture du peuple juif, 3) « le sionisme politique » de Hertzl. C’est ce dont parle Yarblum […] Pour ce « sionisme », j’en suis profondément convaincu, il n’y a pas d’autre voie que […] de s’atteler sérieusement à une double tâche : l’émancipation économique et politique des Juifs et le développement culturel de la nation […] Il faut faire sur les lieux-mêmes où vit le peuple juif aujourd’hui, lieux qu’il a le droit de considérer siens, comme les autres habitants de ces régions. Si « le sionisme politique » s’engage dans cette double tâche, il cessera d’être sionisme et « palestinisme ». Il deviendra un mouvement dans et du peuple (narodnitchestvo). […] ceux qui ressentent la nécessité de l’union culturelle du peuple juif avec le monde civilisé, élargiront le trésor de leur origine nationale dans la lutte pour la liberté et l’indépendance, là où l’histoire actuelle les trouvera. »

La position de Lev Tchiorny, juif d’origine écrit en 1906, différait totalement de celle de Yarblum, déjà politicien lorsqu’il écrit sa lettre. Dans le chapitre « Anarchie et question nationale », on peut lire :

« Les nationalistes ne résolvent pas efficacement la question nationale. Les nationalistes s’efforcent d’orienter les peuples vers des voies déjà fixées, en mettant en place un caractère artificiel, obligatoire, l’origine ethnique.

Les Juifs doivent obligatoirement vivre dans un État juif, les Russes dans un État russe. Est-ce une solution réussie de la question nationale ? Non

Dans le nationalisme, il y a la cabale : si je suis Juif, je dois vivre dans un État théocratique de mes compatriotes, alors que je suis un individu, libéré depuis fort longtemps de tous les préjugés religieux.

Le nationalisme, y compris la violence, c’est l’erreur du sionisme.

L’anarchie donnera aux Juifs la liberté, qu’ils désirent. En leur reconnaissant un droit égal à la terre, l’anarchie rendra inutile pour les Juifs la quête de Sion. […] Dans l’anarchie, les Russes, les Finnois, les Juifs, les Géorgiens, les Ukrainiens ne sont plus ennemis, mais amis. En un mot, il n’est qu’une issue : l’anarchie inévitablement conduit à l’internationalisme. 18»

Emma Goldman, née dans une famille juive, a écrit dans sa correspondance :

« Il est certain qu’à partir du moment où les Juifs auront leur propre État, ils deviendront aussi réactionnaires et centralistes que toutes les autres nations.19 »

« Jabotinski a parlé ici dimanche. Je ne l’ai pas écouté. Mais j’ai compris qu’il est passé au sionisme. Je ne sais pas si tu as appris qu’il joue au Mussolini chez les Juifs, il est pour la dictature et un pouvoir militaire fort.20 »

Et elle écrivait à un ami en 1939 : « [les juifs] n’ont jamais levé un doigt pour éviter l’avènement de Hitler en Allemagne et ils n’ont appliqué pas la moindre résistance dans aucun pays. […] J’insiste une fois de plus sur le fait que si Hitler n’avait persécuté que les juifs polonais, il aurait eu à ses côtés 90 % des juifs allemands. […] Mussolini a pour lui “tous les juifs de l’Italie » 21 ».

Boris Yelensky ajoute la réalité prévisible de la solidarité entre juifs : le Jewish Labour Committee, fondé par un socialiste (décédé en 1938) accepta une liste d’anarchistes juifs en France en 1940. Elle la perdit, puis une deuxième copie.

« Les gens du Jewish Labour Committee parle beaucoup des six millions de juifs tués en Allemagne ou par les armées allemandes, mais quand il était vraiment possible pour eux de sauver un petit groupe de Juifs, et quelques autres qui ne l’étaient pas, ils laissèrent ces gens à la merci des nazis, tout simplement à cause de différence d’idéologie politique.22 »

On voit que l’idéologie passe avant la pseudo aide aux compatriotes.

Si on récapitule les différentes raisons de l’opposition des anarchistes au sionisme, on trouve l’isolement sociologique, économique et le rôle capitaliste d’intermédiaire (ESRI), l’impasse nationaliste de cadrer tous les individus dans le même moule (Tchiorny), le carcan religieux (Kropotkine), la nécessité que tous les groupes ethniques – opprimés – luttent ensemble (Kropotkine et Tchiorny), l’incapacité de la communauté juive de pratiquer la solidarité, sous-entendu par absence de conscience (Goldman et Yelensky). Il existait des groupes anarchistes yiddish (voir TM N°18, France, Argentine), mais très peu dans les pays qui allaient être victimes de l’occupation nazi.

À la création de l’État d’Israël, tout se passe comme si rien n’avait été pensé, communiqué et discuté auparavant. De plus, le minimum d’informations disponibles sur les rapports entre Juifs et Palestiniens, c’est-à-dire le décodage des informations fournies par les médias capitalistes n’a pas été effectué. Et naturellement, on remarque des commentaires sympathiques dans la presse anarchiste de langue espagnole et française23 et un oubli total des positions et des jugements évoquées, ainsi que de la réalité sioniste à la botte de l’impérialisme US (appliquant complètement la pratique prêchée par Jabotinsky), des kibboutzim (interdits aux musulmans) et des réfugiés de l’Est envoyés contre leur gré en Palestine, par les anglo-américains.

Ce n’est que par les coups de butoir de Noam Chomsky que le mouvement libertaire dans son ensemble abandonne sa vision pro-occidentale d’Israël.

En conclusion, on constate un oubli, voire une rétention des informations, sur des sujets fondamentaux dans le milieu anarchiste et anarcho-syndicaliste, d’où l’importance de reprendre nos expériences passées, en les confrontant avec le présent. Du sionisme, il ne reste que le laminoir militaire israélien. Le vrai sionisme, c’est que tous les habitants de Sion, la Palestine, vivent ensemble et en paix et œuvrent pour le communisme libertaire.

Concrètement, comme dans de nombreuses zones d’Afrique, et il y a quelques années en Yougoslavie, la situation des Palestiniens en Israël est dans une impasse et on pourrait voir une intervention de casques bleus comme un pis-aller. C’est-à-dire de soldats des pays qui sont responsables de la catastrophe. Une perversion de la protection humanitaire, une mascarade de plus, dont l’Irak (la Somalie et le Liberia aussi) sont des preuves, pour ce qui est des Etats-Unis, le Ruanda et la Côte d’Ivoire, en ce qui concerne la France.

Nos moyens d’aide pour les Palestiniens sont artisanaux et dérisoires, à l’inverse de ceux des assassins des USA et de l’armée israélienne. Cela correspond au rapport de forces entre exploités et exploiteurs, à notre faiblesse en général et dans cette région. Mais la prise de conscience et notre volonté d’agir, la volonté de faire passer l’information avec tout son contenu, sont des faits qui brisent les mensonges des tenants des pseudo démocraties capitalistes.

Frank Mintz

Revue Les Temps maudits, n° 20, octobre-décembre 2004.

 1 Marx, 1874, dans Marx-Engels-Lenin Acerca del anarquismo y el anarcosindicalismo Moscou, s d.

2 Engels Le panslavisme démocratique, dans Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, p. 195.

3 Bakounine Lettre aux Internationaux de Bologne (décembre 1871), OEuvres t. 2.  

4 Bakounine Confession, 1857, p. 246.

5 Bakounine l’Empire knouto-germanique (fragments), OEuvres, t. 8, p. 157.

6 Kropotkine Les Temps Nouveaux article “ La dernière guerre ” 12/18-VI-1897).

7 Lettre en russe à Maria Korn, 11 V 1897, dans P.A. Kropotkine i ero utchenie Chicago, l931 et d’après Anarchistes en exil correspondance inédite de Pierre Kropotkine à Marie Goldsmith Paris, 1995.

8 Voir les traductions dans Pierre Kropotkine OEuvres.

9 Voir Boulouque Les anarchistes français face aux guerres coloniales (1945-1962).

10 1922, dans Artículos madrileños de Salvador Seguí, p. 142.  

11 1922 op. cit., pp.143-145

12 Pendant le congrès de la CNT de 1931, au moment d’un temps mort dû à un retard d’une commission, « avec l’autorisation du Congrès puisqu’il n’y a rien à discuter, Pestaña pose le problème suivant : Il semble écarté que la future forme de l’État espagnole soit une république fédérale ; en en tenant compte, je propose que la Confédération réclame pour la zone du Protectorat en Afrique les mêmes conditions politiques et sociales, absolument les mêmes dont disposeront les autres régions de l’Espagne. Que les Maures du Protectorat espagnol soit considérés des citoyens comme nous, avec les mêmes droits, avec les mêmes devoirs, qu’on les respecte autant que nous. Qu’on y applique toute notre législation sociale, qu’on ne considère pas qu’en Espagne il y a une région dont les habitants sont en situation d’infériorité par rapport aux autres [….] je ne fais que poser un problème qui a un contenu humain. La proposition que je fais a, de plus, une autre portée et un autre sens. Nous pourrions l’appuyer, la garantir, en considérant que ces citoyens comptent sur la solidarité des travailleurs espagnols, et l’influence de cet accord serait révolutionnaire parce que cela produirait un malaise constant chez les Marocains qui sont sous le contrôle d’autres pays. » Memoria del congreso extraordinario celebrado en Madrid los días 11 al 16 de junio de 1931, pp. 85-87.

13 Yarblum était un des créateurs du parti sioniste-socialiste Poalei Zion en Pologne, en 1907 il résidait à Paris, il fut résistant en France, il alla en Israël en 1955, mort en 1972, d’après Anarchistes en exil op. cit., note de Confino p. 295-296, une allusion à cet article de Kropotkine.

14 Dans la conception tsariste, puis marxiste léniniste, la nationalité (grajdanstvo), russe, est séparée de l’origine nationale (natsionalnost), qui peut être identique, russe, ou différente, juive, ukrainienne, etc.

15 Gontcharok Moché Pepel nachikh kostrov (otcherki istorii evreiskogo anarkhistogo dvijenia idich-anarkhizm) [cendre de nos brasiers, extraits de l’histoire du mouvement anarchiste juif de langue yiddish] Jérusalem 2002, p.75-80.

16 Les Temps Nouveaux (Supplément) 1900.

17 Khleb i Volia N° 18 [août 1907, par déduction].

18 Assotsiatsionny anarkhizm 2 ème éd., New York, 1923, pp. 290-291.

19 16 février 1925 Nowhere at home. Letters from exile of Emma Goldmann and Alexander Berkmam New York, 1974, p.71.

20 Montréal, 12 février 1935, op. cit. pp. 114-115.

21 Lettre du 30 janvier 1939, dans Peirats José Emma Goldmann anarquista de ambos mundos, p. 293.

22 Yelensky In the struggle for Equality (the story of the anarchist red cross) Chicago, 1958, pp.70-73.  

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.