« Brigades anarchistes », « milices libertaires », « bataillons antiautoritaires », « combattants d’extrême gauche », « antifas », « libertaires », etc., le vocabulaire est assez confus et reflète la difficile appréhension du phénomène. Malgré tout, la plupart des grands médias occidentaux ont consacré quelques lignes ou quelques minutes à un aspect a priori exotique de la guerre en Ukraine : la présence de militants anarchistes et d’extrême gauche dans les rangs de ceux qui luttent contre l’armée russe.
Voilà qui n’est pas commun !
Depuis le printemps 2022, le discours de ces combattants a été relayé en Occident au sein des milieux anarchistes, libertaires, antifas, squat, voire autonomes ; loin de paraître déboussolés, ces Ukrainiens s’adressent à « nous », présentent leurs actions comme un modèle politique à suivre et demandent notre soutien financier ; il n’est donc pas inintéressant ni inapproprié de s’attarder, y compris de manière critique, sur ce qu’ils nous disent, mais aussi sur leurs pratiques, qui, curieusement, ne sont décrites que de manière très succincte et, le plus souvent, dans un flou lexical déconcertant. Manière d’esquisser une image du militantisme révolutionnaire européen contemporain, de ses influences, de ses limites.
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Extraits ci-dessous:
L’image de brigades anarchistes repoussant des hordes totalitaristes russes a beaucoup fait fantasmer en Occident, mais la réalité à laquelle on se cogne, celle du peloton antiautoritaire ou de quelques individus devenus militaires, est bien moins flamboyante. Il faut reconnaître que depuis le début de la guerre il n’a jamais existé d’unité militaire anarchiste, tout au plus une unité de l’armée au sein de laquelle une partie des volontaires libertaires et antifas se sont rassemblés.
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L’évocation de « valeurs antiautoritaires » est suffisamment vague pour plaire de nos jours à nombre de militants et sympathisants d’extrême gauche, altermondialistes ou écologistes. En fait, au-delà d’un flou idéologique apparent, les positionnements du groupe, les textes et les témoignages ou bien encore le profil des combattants montrent que, s’il s’y trouve une cohérence politique, elle ne relève pas de l’anarchisme mais, plus banalement, de l’antifascisme, de cette volonté de participer à un front interclassiste et transpartisan pour la défense de la démocratie ukrainienne contre le danger autoritaire russe13 ‒ une union sacrée qui repousse à une période indéterminée (la paix) toute autre lutte… alors que le gouvernement profite, lui, du conflit pour attaquer les syndicats et accélérer le démantèlement de l’état social ukrainien14. La guerre étant uniquement perçue comme une confrontation idéologique et morale, le fait que l’Ukraine soit le terrain d’enjeux économiques majeurs et contradictoires entre Russie, Union européenne et États-Unis, ou bien encore que les prolétaires russes et ukrainiens n’aient pas les mêmes intérêts que leurs bourgeoisies respectives, semble pour les auteurs tout bonnement impensable ; il est vrai que prendre un peu de hauteur peut parfois s’avérer dérangeant.
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Tous servent dans des unités où l’opinion dominante va d’un apolitisme patriotique à diverses formes de nationalisme, voire pire. Pourtant, les anarchistes et antifas, souvent interrogés sur leurs fréquentations, décrivent généralement leurs nouveaux collègues comme très inclusifs, tolérants et fraternels, avant tout préoccupés de faire avancer une cause commune (vaincre les Russes). Un militant biélorusse explique : « Dans une tranchée, quand des drones te survolent, qu’un sniper te vise ou que des tirs pleuvent sur ta tête sans interruption, dans cette tranchée n’importe qui peut être ton meilleur ami, ça pourrait être un facho, ça pourrait être n’importe qui, ça n’a absolument aucune importance54. » Un autre « antiautoritaire », qui combat dans une unité nationaliste, souligne même que, dans les tranchées et les casernements, au contact des autres les « fachos » évoluent, deviennent moins sectaires, plus ouverts en comprenant que, finalement, leurs ennemis politiques d’antan étaient tout bonnement « des personnes comme les autres55 »… Un phénomène psychologique contre lequel, on l’aura compris, les militants de gauche pensent être par miracle immunisés ; nous voilà rassurés.
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La révolution ne sera pas un dîner de gala, loin de là. Mais elle ne sera pas non plus un affrontement militaire, une série de victoires de l’armée des prolétaires/militants sur celle des capitalistes, remettant aux calendes grecques les transformations radicales de la société. Elle sera dans les faits l’abolition de l’État, de la valeur, du salariat, des classes (donc du prolétariat), du genre, etc., l’abolition des rapports sociaux existants et la création de nouveaux – un processus parfois désigné sous le terme de communisation60.
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Imaginez que, dans un futur pas si lointain, dans une France désormais en guerre, vous croisiez de vieux camarades qui vous expliquent qu’il faut soutenir l’armée française, que de jeunes et courageux militants s’y sont engagés volontairement, qu’il ne faut pas critiquer le gouvernement en ce moment difficile, que les grévistes sont franchement irresponsables, etc., car aujourd’hui « c’est pas pareil »… – bien que justement ce soit comme toujours pareil, toujours deux bourgeoisies qui s’opposent en envoyant leurs prolétaires respectifs à la mort. Au vu de l’histoire du mouvement ouvrier70 comme de certaines prises de position actuelles, cette scène n’aurait rien d’étonnant ; beaucoup se renieront et bien peu l’assumeront (dénoncer ce fait aujourd’hui n’augure pas de nos décisions de demain). Est-il pour autant nécessaire de commencer dès aujourd’hui ? Ne pouvons-nous pas au contraire profiter du « luxe » de la paix dont nous bénéficions encore pour réfléchir avant de nous positionner ?
Les compromissions boueuses de 1914 avaient au moins permis (pour un temps) l’établissement de lignes de démarcation politique claires et l’émergence de groupes de révolutionnaires (au départ minoritaires), alors qu’un assaut prolétarien d’une puissance inédite faisait trembler la vieille Europe. La période actuelle confirme que c’est bien au-delà des minorités à prétention révolutionnaire que tout se jouera.
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