La question des luttes qui concernent le territoire
Jean-Philippe Crabé
France, 2022
L’aménagement du territoire dans le cadre de l’économie capitaliste mondialisée porte de graves atteintes à l’environnement et détériore ou bouleverse les conditions de vie de populations tenues à l’écart des décisions. Par ailleurs, il transforme profondément les sociétés et compromet leur avenir. Confrontés à ces luttes, les anarchosyndicalistes doivent prendre position. C’est une question de cohérence avec leurs objectifs révolutionnaires, mais aussi parce que, lorsqu’un projet d’aménagement (qu’il soit de voie rapide ou d’exploitation d’un site) concerne la région où ils vivent, ils sont, comme les autres, touchés par ses conséquences. Pour autant, la problématique liée aux luttes pour la défense du territoire pose un cadre complexe dans lequel il n’est pas toujours aisé de se positionner.
Des luttes qui s’attaquent à un problème majeur
Lorsqu’au tournant des années 1990, la France, l’Espagne et l’Europe ont décidé qu’il fallait développer les axes transpyrénéens, la vallée d’Aspe s’est trouvée au cœur d’un projet d’ampleur, l’axe européen E7, qui s’est matérialisé, pour les habitants, par la construction d’un tunnel sous le col du Somport, puis des élargissements de la route nationale 134, la déviation de villages et une augmentation du trafic poids lourd démesurée (nous sommes aujourd’hui à 800 camions par jours). Pour les habitants, la route est devenue dangereuse et source de nuisance. Au-delà du sort des habitants, l’existence de cette voie rapide a d’autres conséquences, à des échelles plus larges. Lors de sa construction la Chambre de Commerce et d’Industrie de Pau expliquait aux entrepreneurs que, plutôt que d’investir dans de nouvelles infrastructures dans la région, ils seraient plus avisés d’attendre le percement du tunnel pour s’implanter au Maroc et bénéficier des bas salaires. Côté espagnol, la Coopérative de Pau[1] a profité de cet axe pour coloniser les terres aragonaises et y cultiver du maïs… en pompant allègrement dans les eaux de l’Ebre. Aujourd’hui, des camions transportent des haricots verts du Lot et Garonne qui sont conditionnés dans une usine de la région de Teruel avant de repasser par la vallée d’Aspe pour être vendus en France. Cette route est également source de drames humains. En 2018, un camionneur espagnol est mort dans son camion, au fond d’un ravin. 12 000 litres de chlorate de soude, qu’il transportait, se sont déversés lentement sur la cabine du malheureux avant de finir dans la rivière. Le travailleur a hurlé pendant des heures sans que les pompiers ne puissent intervenir. Son cadavre n’a été extrait du lieu de son martyre que le lendemain. Est-il utile de parler des conséquences écologiques qui ont suivies? Mais cela n’a pas remis en question l’utilisation de cette route de montagne comme axe européen. D’ailleurs, cette vallée enclavée et sa population peu nombreuse semblent sacrifiées par les décideurs puisque le président de région, Alain Rousset, parle maintenant d’y aménager un axe pour le ferroutage international. Couloir à camion, couloir à train de marchandises, qu’elle vit prépare-t-on aux Aspois?
Le système ne cantonne pas ses attaques au milieu de l’entreprise, tous les pans de la vie sont touchés. L’aménagement des territoires périphériques en fait partie et ce sont les plus précaires et les plus marginalisés qui sont les premiers touchés: qui va rester vivre à coté d’une autoroute, une entreprise polluante ou une déchèterie; pour qui les espaces naturels gratuits et non privatisés deviennent les seuls refuges? Promus par les puissances de l’argent et les autorités, les projets inutiles sont sources de révoltes légitimes car ils illustrent parfaitement la condition des pauvres décrite par Garcia Lorca : « ceux qui n’ont rien et à qui l’on refuse jusqu’à la tranquillité de ce rien ».
La mondialisation capitaliste passe par la multiplication des voies rapides et la métropolisation. Les territoires périphériques subissent une véritable colonisation au travers d’aménagements routiers, ferroviaires, d’aéroports, de sites industriels, d’enfouissements de déchets etc. qui répondent aux besoins des grandes entreprises et des métropoles au mépris des populations qui y vivent. Celles-ci sont dépossédées de leurs territoires et de leurs vies s’en trouvent bouleversées. Ce sont des populations éparses et peu nombreuses, qui ont du mal à se faire entendre et qui sont aujourd’hui rejointe par de nombreux précaires qui fuient la ville, son mode de vie, ses prix et ses loyers exorbitants.

Ces bouleversements impactent la société toute entière. Les aménagements permettent la mise en concurrence des travailleurs. Ils modifient les rapports de force dans les entreprises (chantage à l’emploi, délocalisation etc.). Ils permettent l’établissement d’usines polluantes dans les régions les plus paupérisées. Ils facilitent et nécessitent une exploitation accrue de toutes les ressources minières et des énergies fossiles. Si les répercussions environnementales catastrophiques sont largement commentées, nous devons aussi nous interroger sur le devenir des sociétés qui se développent sur ces bases. Dans le cadre d’une révolution, comment autogérer des villes de dix voire trente millions d’habitants? Comment assurer la pérennité de régions qui ne connaissent même pas l’indépendance alimentaire?
Un terrain de lutte complexe et ambigüe
Aux alentours des années 2000, une multinationale[2] suisse voulait poursuivre l’exploitation d’un filon calcaire dans le Roussillon. Le petit village de Vingrau[3] était sa prochaine cible. Cette exploitation, par la poussière calcaire qu’elle génère, allait rendre inutilisable les vignes qui font vivre la majeure partie de la population. Contre le maire et le patron du bistrot du village, partisans de la carrière, la population s’est organisée en autogestion. Le boycott de la municipalité a été quasiment unanime. L’assemblée des villageois a pris en charge des fêtes de village alternative, aménagé un bar clandestin pour se retrouver. Elle s’est substituée à la municipalité pour assumer une bonne partie de la vie du village. Le Maire a vu le balcon de sa maison exploser, les CRS ont chargé sur des villageois qui n’ont pas reculés, mamies en tête. Radicalité, autogestion, hostilité vis-à-vis des élus clairement identifiés comme des ennemis, lutte contre une multinationale… tous ces éléments expliquent le soutien de la CNT-AIT à ces habitants. Pourtant, cette implication n’a été ni simple, ni évidente. Ce projet de carrière promettait des emplois ouvriers dans la région tandis qu’un certain nombre d’opposants étaient des exploitants viticoles qui embauchaient, au moment des vendanges, des salariés saisonniers. L’un d’eux, opposant au maire, était membre du CNI[4]. Ce qui n’a d’ailleurs pas manqué de créer des divergences parmi les opposants car la majorité n’était pas sur ce genre de positions. Un territoire visait par un « projet inutile » n’est pas forcément habité que par des salariés et le dit projet menace également l’intérêt de propriétaires et d’exploitants locaux qui s’impliquent dans les mouvements d’opposition. La dimension interclassiste, l’imbrication dans la lutte de partisans de la défense du territoire et de ceux qui défendent leur propriété, la notion même de territoire qui prend parfois une connotation « régionaliste » sont autant d’éléments qui peuvent devenir rapidement problématiques.
Dans la conduite de ces luttes, d’autres problèmes apparaissent. Comment s’opposer? Pour quelle finalité? Par quels moyens? Lors de la lutte contre le tunnel du Somport, les composantes politiques et des associations environnementales ont adopté une stratégie médiatique autour de la protection de l’ours des Pyrénées, ce qui était le meilleur moyen de se mettre à dos une partie importante de la population locale. Cette stratégie médiatique a été une des causes de l’échec du mouvement d’opposition[5]. Pour autant, la dimension médiatique est souvent incontournable dans ce genre de conflit. Il ne s’agit pas d’un conflit dans une entreprise où les salariés peuvent faire peser une pression financière sur un patron. La pression s’exerce souvent à travers l’opinion publique et les actions en justice. Cette réalité a tendance à favoriser les spécialistes de l’environnement et les partis politiques d’opposition au détriment des habitants qui se voient relégués à un rôle de soutien. L’inefficacité latente des actions juridiques[6] et la volonté d’établir un rapport de force autrement que par le simple relais médiatique a poussé une partie des opposants à créer des ZAD. Mais là encore, rien n’est simple.
Dans une lutte syndicale, les salariés de l’entreprise apparaissent naturellement comme ceux qui doivent décider des orientations (même s’ils en sont souvent dépossédés). Quand la lutte concerne le territoire, la question de savoir qui est légitime pour décider se pose. Qui est légitime? Les protecteurs de la nature venus des villes, les habitants locaux, ceux qui s’y installent pour lutter dans une ZAD? Les personnes impliquées sont diverses et leurs motivations multiples: arrêter le projet, combattre le système ou récupérer ses biens expropriés, etc. Quand, comme à Notre Dame des Landes, l’occupation se poursuit pendant des années, les zadistes ont organisé leur vie sur le territoire. Ils sont devenus des habitants à part entière – et non de simples militants qui apportent leur soutien, le temps d’une lutte. Ils ont des perspectives propres qui dépassent la revendication immédiate de l’arrêt du projet. Dans ce contexte, la résolution négociée du conflit proposée par les autorités a créé des conflits d’intérêts entre les opposants qui veulent un retour à la propriété privée - et qui se contente de l’abandon du projet d’aéroport - ceux qui veulent « normaliser » la ZAD et ceux qui veulent continuer à vivre dans un espace qui exclu la propriété privée. Lorsque l’on ajoute à cela les oppositions idéologiques internes à la ZAD, avec une composante autoritaire et violente qui prend le pouvoir, la situation devient intenable[7].
Quelle place pour les anarchosyndicalistes ?
« Pour nous, l’anarchisme n’est pas une découverte de laboratoire, ni le fruit de penseurs géniaux, mais un mouvement spontané des opprimés et exploités qui sont arrivés à la compréhension ( … ) de la nocivité du privilège et de l’inutilité de l’Etat, et qui veulent lutter pour un ordre social qui assure à l’homme son libre développement. »[8]
Cette définition caractérise la singularité de l’anarchosyndicalisme et de l’anarchisme ouvrier. Il ne s’agit pas d’un mouvement théorique qui cherche simplement à diffuser ses idées mais d’un mouvement, dans l’action, d’exploités qui prétendent se défendre, lutter et changer la société par une révolution. Si l’organisation syndicale nous apparait naturellement comme la forme concrète que doit prendre nos solidarités c’est parce qu’elle comporte plusieurs avantages évident : c’est une organisation de classe et par là même, elle met en exergue l’opposition entre exploiteurs et exploités ; c’est un vecteur par lequel l’ensemble des exploités peuvent agir collectivement et de manière autogérée, excluant ainsi toute avant-garde éclairée ; c’est une organisation à même de participer à la réorganisation économique de la société future. Mais si elle reste centrale dans notre démarche, l’action syndicale ne couvre pas tous les champs de la lutte.
Nous pouvons souscrire au constat fait par Luís Andrés Edo quand il affirme que « l’activité extrasyndicale est une manière de s’impliquer dans les activités de groupes sociaux, culturels et marginaux dont le penchant anti-autoritaire leur confère une vision quasi anarchiste »[9] tout comme à son souhait que l’appui à ces mouvements par les organisations anarchosyndicalistes soient non-structurels et qu’il ne vise pas à absorber ces mouvements. C’est une question de loyauté vis-à-vis des personnes avec qui nous luttons et que nous soutenons et c’est également le moyen de conserver notre spécificité et notre liberté. L’organisation anarcho-syndicaliste doit soutenir les luttes de ce type qu’elle juge légitime et, si ses militants veulent s’y investir, ils doivent intégrer les assemblées générales de ses mouvements et prendre part aux actions loyalement.
Que peut-elle apporter à celles et ceux qui s’engagent dans une lutte pour la défense de leur territoire face à des projets inutiles ?
Que ce soit par ses militants ou par la parole collective et le soutien de ses organisations, l’anarchosyndicalisme peut être un appui théorique et pratique non négligeable. Notre vécu et nos réflexions sur la pratique autogestionnaire peuvent permettre de clarifier des modes de fonctionnement qui, s’ils restent opaques ou autoritaires conduisent presque toujours à la faillite des luttes. Notre réflexion anticapitaliste apporte un certain recul nécessaire pour éviter certains pièges. Par exemple, en vallée d’Aspe, une partie des opposants proposaient le ferroutage comme alternative à la route, comme s’il fallait à tout prix se plier aux exigences mondialistes sans se poser la question de la légitimité des sacrifices exigés de la population ni de la pertinence à permettre l’accélération et l’augmentation des trafics internationaux de marchandises. Notre caractère d’organisation de classe est également utile pour prévenir certains écueils comme celui de faire confiance à tel ou tel élu ou encore de tenir responsables des nuisances les ouvriers d’un chantier ou les camionneurs qui utilisent une route.
Cela nous permet aussi d’apporter des modes d’action complémentaires. Après la mort du chauffeur en vallée d’Aspe, en 2018, le collectif « Stop camions » a porté un discours clair parlant tout d’abord du drame humain avant de s’attarder sur les conséquences pour la vallée en déclarant : « Encore une vie humaine victime des objectifs de rendements, de la vitesse et de la violence du monde économique » [10]. La CNT-AIT a soutenu l’action du collectif et a organisé une campagne en direction des routiers sous le titre : « Routiers, en vous faisant passer par le Somport, vos patrons vous envoient à la mort ! ». Dans ce tract, la CNT s’engageait à soutenir les routiers qui organiseraient des mouvements pour refuser de passer par le tunnel du Somport. Nous avons contacté la CNT espagnole pour mener cette campagne avec eux. Si la campagne n’a pas eu de résultats probants, la piste de ce genre de démarches ne doit pas être négligée. Gardons à l’esprit que nous devons œuvrer à unir les différents exploités qui sont victimes de ces projets. C’est également le cas quand nous nous trouvons dans des situations où des conflits apparaissent entre zadistes et habitants locaux. Par notre culture et nos idées, nous sommes à même de déconstruire les aprioris dont les zadistes sont parfois victimes et faire entendre à ceux-ci le point de vue des habitants quand celui-ci est légitime. D’autant que la ZAD est parfois un moyen nécessaire pour faire capoter un projet. Nous avons connu cela avec la lutte d’Abesse, lutte victorieuse mais longue et qui a eu besoin, un moment, d’une occupation pour tenir.
Par ailleurs, il est important d’avoir un regard particulier sur les ZAD qui, sur certains points, s’apparentent à des squats ruraux et qui connaissent des problématiques proches du mouvement squatter des années 90. Une partie des zadistes sont antiautoritaires ou anarchistes. Ils sont confrontés à des mouvements autoritaires et violents, des tentatives de récupération et/ou d’institutionnalisation. Si nous pouvons discuter la pertinence de voir dans le modèle de « contre-société » une stratégie révolutionnaire qui se suffit à elle-même, il serait préjudiciable de négliger la dimension de « sociétés de résistance » des ZAD. Surtout dans une période de précarisation extrême où la question de la nourriture et du logement deviennent des urgences vitales pour bon nombre de gens. La solidarité avec les zadistes non-autoritaires doit être une évidence.
Pas plus que la lutte syndicale, les mouvements de défense des territoires ne sont exempts de reproches. Ils ne sont pas forcément révolutionnaires, ils peuvent dériver. Mais ils constituent des pôles de résistances légitimes qui séduisent beaucoup de personnes – notamment dans les jeunes générations – qui se méfient des grands mouvements sociaux sur lesquels elles n’ont pas de prise et qu’elles jugent – à juste titre – contrôlés par des institutions politiques et syndicales intégrées. La lutte pour la défense de son territoire parait plus concrète et plus facile à maîtriser. En cela, notre devoir est d’y participer pour favoriser l’auto-organisation et permettre d’é viter toutes les récupérations, d’où quelles viennent. Ces luttes emportent parfois des victoires dans cette période où nous en manquons cruellement. Elles peuvent initier des pratiques, être à la source de rencontres entre humains dans lesquelles des solidarités se créent. Des solidarités qui perdurent et qui se réactivent pour d’autres luttes, parfois sociales.
Notes
[1] Aujourd’hui renommée Euralis, dans le top 10 mondial des semenciers.
[2] OMYA SAS.
[3] Pour avoir une petite idée sur cette lutte, consulter le site l’Affranchi : https://laffranchi.info/wp-content/uploads/2015/11/lAffranchi9.pdf
[4] Le Centre National des Indépendants et des Paysans est un parti de droite qui recrute essentiellement parmi les paysans et les classes moyennes, aujourd’hui rattaché aux Républicains, il a souvent tenté de jouer le rôle de passerelle entre la droite classique et l’extrême droite.
[5] A ce sujet, il est possible de consulter en ligne une étude sur le rôle et l’utilisation de la presse dans l’affaire du tunnel du Somport : http://cnt-ait-pau.fr/wp-content/uploads/2018/09/Le-r%C3%B4le-et-lutilisation-de-la-presse-dans-laffaire-du-tunnel-du-Somport.pdf
[6] En France un bâtiment public jugé illégal ne peut être détruit. L’exemple le plus emblématique en la matière est le pont de l’île de Ré.
[7] A propos de Notre Dame des Landes et des conflits qui sont apparus, deux brochures sont très éclairantes : « Des dynamiques inhérentes aux mouvements de contestation » (https://zad.nadir.org/IMG/pdf/dynamiques.pdf) et « Quand NDDL se prend pour le petit père des luttes – Entre récupération et autoritarisme » (https://zadducarnet.org/index.php/2021/09/04/quand-nddl-se-prend-pour-le-petit-pere-des-luttes-entre-recuperation-et-autoritarisme/)
[8] « El anarquismo en el movimiento obrero », Emilio López Arango, Diego Abad de Santillán, Ediciones Cosmos, Barcelone, 1925, p.106.
[10] Le tract de ce collectif, qui a rassemblé plusieurs centaines d’Aspois lors de ses rassemblements, est consultable sur le site de la CNT-AIT de Pau : http://cnt-ait-pau.fr/non-aux-camions-en-vallee-daspe/