NOTES BRÈVES SUR LE MOUVEMENT OUVRIER ANARCHISTE EN ARGENTINE
Ildefonso Gonzalez, Paris (France), 1955
Contre-Courant, cahier mensuel d’études sociales (58)
Situation particulière du mouvement en Argentine
Le mouvement anarchiste en Argentine fut durant plusieurs dizaines d’années une des fractions représentatives du mouvement anarchiste international. Sa vigueur et son influence, ses caractéristiques peu communes en firent une expression particulière des aspirations libertaires. Son trait principal, le plus en relief et le plus notoire, fut sa liaison directe avec le mouvement ouvrier, avec cette particularité qu’il manifestait une nette réaction contre les routines du syndicalisme, tout en puisant son impulsion, son activité et son rayonnement populaire dans les organismes ouvriers qui portaient depuis près de soixante ans le nom de « Sociétés de résistance », selon le terme usité en Espagne avant la création d’une centrale syndicale, à l’époque des centres d’études sociales, des athénées et des premiers noyaux internationalistes, vers 1860 et quelque.
On peut les qualifier de syndicats par certains aspects de leur action basée sur la lutte entre capital et travail, pour des améliorations économiques et pour la diminution de la journée de travail. Mais avec plus de justesse encore, on peut les nommer associations anarchistes professionnelles, étant donné qu’ils ont toujours repoussé, et même combattu, les normes et les pratiques propres au syndicalisme classique et de classe. Ils affirmaient hautement que les améliorations économiques ne sont autre chose qu’un palliatif illusoire et dangereux, un jeu de diversion qui, à la longue, minimise, détourne et dilue le caractère essentiel de la lutte sociale, lutte qui loin d’être purement économique (entièrement fondée sur les conquêtes immédiates et matérielles), doit s’élever jusqu’au désir de transformation sociale intégrale de manière à supprimer, au premier chef, la division en classes.
Le mouvement anarchiste de la F.O.R.A. fut et est ouvrier, mais repousse et combat le mot d’ordre de la lutte de classes, si répandu dans le syndicalisme. Bien qu’il y ait eu en Argentine des expressions diverses de l’anarchisme (se traduisant en deux occasions par un principe d’organisation spécifiquement anarchiste), bien qu’il se soit présenté des tonalités diverses, la différenciation fut de forme plutôt que de fond en matière de positions tactiques, et la plupart du temps, elle relevait de questions personnelles rendues plus aiguës par les circonstances. Mais le fait capital, quant aux conséquences générales dans les luttes sociales du pays, a été, au point de vue réalisation, ce qui fut suggéré et obtenu autour de la F.O.R.A. Les groupes autonomes (groupes corporatifs semblables à ceux de la F.O.R.A. et les groupes anarchistes indépendants) tournaient autour du thème central — pourrions-nous dire — inspiré par la F.O.R.A. et ses sympathisants directs.
On ne doit pas cacher qu’il y eut des divergences virulentes dont les épisodes ingrats sont un douloureux souvenir ; on ne doit pas nier non plus l’importance de quelques-uns des groupes non officiellement adhérents, mais, pour rassembler la documentation propice à l’étude d’un sérieux essai de tactique, il faut se rapporter obligatoirement à tout ce qui touche les activités, la conduite et l’influence de la F.O.R.A. en Argentine et en Amérique latine.
Dans cette étude nous nous occuperons essentiellement de la F.O.R.A., car son intérêt est de présenter une modalité qui agisse en contraste avec les courants actuels de l’anarchisme, au sein du mouvement ouvrier ou syndical, dans le reste du monde. Tenons compte en outre qu’il s’agit là d’un simple détail de référence où nous n’aborderons pas les éléments de caractère historique, sauf dans un cas exceptionnel. D’autre part nous nous rapportons au proche passé et non au présent du mouvement argentin, c’est-à-dire aux environs de 1936 ; nous nous permettons seulement de dire, en passant, que la F.O.R.A. actuelle n’a pas varié d’un pouce quant à son orientation et à ses caractéristiques. (1)
Les causes de son actuelle décadence dérivent des condamnations successives de septembre 1930 alors que les forces rassemblées par Uriburu usaient de l’imposition étatique. Cela n’a pas encore cessé, même si l’on tient compte de légères variantes. Si cette analyse de la situation de l’anarchisme ouvrier argentin ne correspondait sur les quelques pas points à un autre qui ont ordre contribué d’étude il serait facile de s’étendre cette perte d’influence, mais ce qui importe surtout aujourd’hui c’est de fixer les lignes essentielles – véritable démonstration d’un avoir doctrinaire et tactique — d’une des expériences idéologique et pratique, parmi les plus importantes et les plus exemplaires.
Cette expérience apporta la preuve de la solidité des idées et de leur application sociale que vulgarisaient des militants de valeur à l’esprit incrusté par elles et qui à leur tour parvenaient à les faire comprendre, à les assimiler, puis à les faire appliquer par un ensemble d’individus important et actif.
Structure de la Fédération Ouvrière Régionale Argentine
La F.O.R.A. est constituée par des groupes autonomes rassemblant des athénées, des bibliothèques, des centres artistiques et culturels, des groupes d’éditeurs, etc. Dans leurs fonctions les corporations sont en relations fédératives ; les divers groupes cités jouissent d’une complète autonomie, bien qu’ils se doivent tous à la F.O.R.A. En même temps il existe d’autres groupes dans le pays ayant un caractère anarchiste (sauf à de certaines époques) ainsi que des bibliothèques, des athénées, des centres artistiques autonomes qui en général n’agissent pas en accord avec la F.O.R.A., sauf dans des cas d’intérêt commun, dans des campagnes de grande importance ou dans des grèves à grande résonance. La différence est interne, il y a unité face à l’ennemi commun. On peut citer la fraction de « l’Antorcha » avec son propre local, avec des groupes autonomes adjoints et des porte-parole comme « La Libre Palabra » (celui-ci produit d’une circonstance spéciale et personnelle) qui se rattachent aussi à cette fraction. Les groupes autonomes se nommaient par exemple : Société de résistance des conducteurs de chariots ; Union des chauffeurs ; Union des ouvriers boulangers ; Société de résistance des valets et annexes, etc. Très peu adoptent le nom de syndicats. Dans les villages où le nombre des militants est insuffisant pour composer les groupements autonomes, on constitue un syndicat de métiers divers.
Dans le prétendu 4e Congrès, célébré en 1904, qui est en réalité le congrès fondateur de la Fédération Ouvrière Régionale Argentine (régionale et non nationale, comme section internationaliste de la première A.I.T., qui supprima les nations et considéra chaque pays comme une région du monde) on établit un pacte de solidarité, appelé dans certains organismes charte organique, et dans d’autres — plus autoritaires — statut. Tout au long de ses dix-huit points on ne trouve pas une seule fois le terme syndicat ou syndicalisme. On dit : Unions autonomes, Sociétés de Résistance ou Sociétés ouvrières. Nous insistons sur ce détail parce qu’il a son importance pour la présentation de ce qui est essentiel dans la Fédération Ouvrière et Régionale Argentine : la communauté étroite entre l’énoncé, la pratique et la finalité.
Ensuite viennent les fédérations locales ou régionales et finalement le Conseil fédéral. Pas de comités. Ni comité national ni comité de section ni comité local. Les fonctions administratives ou représentatives des groupes autonomes sont à la charge de « commissions ». Existe seulement le Comité pour les « prisonniers et déportés », appelé comité de par sa fonction spécifique et particulière. Il n’existait et il n’existe encore aucun emploi rétribué, d’aucune manière, à moins qu’on ne veuille confondre la fonction de directeur et de rédacteurs de journaux, d’administrateur ou concierge de local, avec ce que l’on entend par emploi rétribué.
La position de la F.O.R.A. face au syndicalisme est concrète. Elle réclame une orientation définie comme guide des activités ouvrières et elle ne conçoit, ni n’accepte, le prétendu syndicalisme neutre. Elle se base sur la résolution du fameux 5e Congrès qui « approuve et recommande à tous ses adhérents une propagande et une illustration plus amples, de façon à inculquer aux ouvriers les principes économiques et philosophiques du communisme anarchiste. »
Elle critique âprement les I.W.W. (Syndicats Industriels du Monde) pour leur déclaration conformiste et réformiste, résumée en une formule que popularisa Mac Donald, théoricien des I.W.W. qui se traduit ainsi : « Construire peu à peu la société nouvelle dans la coque de l’ancienne » expression qui, en même temps qu’elle reconnaît et maintient la position de classe, soutient la théorie de la transposition ou supplantation de l’État par le syndicat. La F.O.R.A. est bakouniniste et préconise la destruction de la société actuelle pour construire la société future sur des bases nouvelles.
Il s’agit – selon la F.O.R.A.- d’aller jusqu’au fond du problème c’est-à-dire combattre l’État jusqu’à sa liquidation et celle de la société actuelle et liquider en même temps le syndicat puisque celui-ci n’est qu’un produit des problèmes créés par la société capitaliste et que sa raison d’être et ses fonctions disparaîtront en même temps que disparaîtront les causes qui l’ont suscité. De l’avis de la F.O.R.A., les « syndicats industriels » comme « les syndicats constructifs », ne sont que des copies ou une imitation de la société et du système capitalistes. Donner un caractère constructif au syndicat serait lui attribuer une fonction post-révolutionnaire. Cela signifierait, en partie, lui supposer une valeur orientatrice, organisatrice et même directrice de la nouvelle société.
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Antérieurement à la révolution russe et par conséquent bien avant d’en connaître les résultats, la F.O.R.A. prétendait que le syndicalisme classique portait en lui les éléments propres à l’élaboration de la dictature d’une classe sur les autres, fait d’ailleurs implicite et latent dans la formule bien connue que l’on nomme « lutte de classes ». En conséquence, le syndicalisme portait en lui les germes d’une possibilité dictatoriale. Il n’était pas nécessaire d’être des lynx pour le comprendre, mais il y a encore aujourd’hui beaucoup de camarades anarchistes, ou prétendus tels, qui « théorisent » autour de ce problème et qui voient encore dans le syndicalisme une forme d’action suffisante et totale, sans analyser trop à fond l’histoire, ni calculer — sur la base des résultats présents — les possibilités et les inconvénients que le syndicalisme peut apporter au futur.
La F.O.R.A. considère que tout ceci est une grave erreur d’appréciation dérivée du matérialisme marxiste, de sa théorie économique et de son « fatalisme historique », théories qui intervertissent les concepts et préconisent une demi-transformation sociale, une espèce « d’omelette sautée » où l’on conserverait la poêle en faisant cuire l’omelette, c’est-à-dire l’opposition ou la classe dominante qui existera toujours tant qu’on ne jettera pas dehors la poêle, soit l’État. Elle rejette également la « Charte d’Amiens », emblème du syndicalisme-révolutionnaire pour son ineptie et son imprévision, en regrettant que cette résolution, produit d’une mentalité ambitieuse, ait été signée et défendue par quelques anarchistes. On pourrait affirmer aujourd’hui, à la lueur des faits, que la déviation du mouvement ouvrier français et sa chute dans les mains des communistes a son origine dans la fameuse « Charte d’Amiens » qui recommandait l’inhibition idéologique au sein des syndicats.
À quoi sert la recommandation judicieuse de Malatesta consistant à ne pas confondre syndicalisme et anarchisme, quand il se présente encore de soi-disant anarchistes pour préconiser un syndicalisme anodin, non tonique, sans âme, profondément « classiste », annonçant des régimes « ponts » ou « transitoires », appelant la protection des lois pour travailler et se maintenir… ? Et comment concevoir ce fait : des militants anarchistes militant et coopérant dans des organismes syndicaux de cartel et de pratique politique comme : la C.G.I. Italienne du Travail ou Force-ouvrière et C.G.T. françaises.
La Fédération Ouvrière Argentine et la légalité
La F.O.R.A. affronta ce problème face aux centrales réformistes de l’Argentine — U.S.A. d’abord, C.O.A. ensuite — qui, malgré leurs fallacieuses déclarations, sont parvenues à être un élément essentiel d’appui pour le régime dictatorial et étatiste. La F.O.R.A. travailla toujours contre la loi — ce qui est un fait important — et n’accepta jamais la censure pour ses journaux qui ne sollicitèrent jamais la protection des lois. Et l’on doit rappeler que l’on compta, à une certaine époque, deux journaux : « La Protesta » du matin, et « La Batalla » du soir. En même temps se créait un troisième journal du soir, fondé par Ghiraldo : « Buenos Aires », qui eut une courte vie. Antérieurement, avait paru un autre journal, « El Obrero » (1896) qui, en cette époque lointaine dura six mois.
L’attitude illégale de la F.O.R.A. servit de prétexte aux plus dures campagnes de la réaction et à des persécutions violentes et sanguinaires, avec l’approbation d’un certain secteur d’opinion puisqu’il s’agissait de gens hors-la-loi. C’est ainsi que prospéra à la Chambre l’idée de la promulgation de la loi de Résidence et celle des Indésirables (loi 4144), en une période antérieure à Uriburu, approuvant par la suite après Uriburu et en régime pseudo-constitutionnel la loi sur l’Association Illicite (article 210 du code pénal) moyennant laquelle se confirmèrent des peines de plusieurs années de prison pour le seul fait de porter dans sa poche un carnet de la F.O.R.A., couronné par un procès monstre dans lequel furent impliqués des centaines de militants anarchistes.
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D’une façon concrète la F.O.R.A. propage et recommande l’activité anarchiste dans le mouvement ouvrier, puisque l’ouvrier est l’être qui souffre le plus directement des conséquences du déséquilibre social. Ceci en constituant des organismes propres, définis, éloignés des velléités de domination et de captation des « masses », en combattant le confusionnisme et en affirmant que l’unique activité efficace — dans tous les ordres et dans tous les domaines — est l’action anarchiste sans préjugé de classes ni différence d’aucune sorte. Elle considère le syndicat comme un « moyen » propice à la diffusion et au développement de nos idées entre les éléments prédisposés à la lutte sociale. Mais elle nie au syndicalisme une qualité et un fond doctrinaire de conséquence libertaire. En établissant une doctrine syndicaliste, celle-ci ne peut avoir une qualité anarchiste, par son caractère et sa portée limitée et par ses prétentions temporaires et négatives ; par conséquent elle ne correspond pas à notre finalité. Le milieu syndical peut-être bon ou mauvais, en accord avec les idées qui se débattent dans son sein et d’accord avec l’orientation et le but qu’il se fixe. Le syndicalisme révolutionnaire n’est pas suffisant malgré ses tactiques d’action directe et sa lutte contre l’État et le capital. Il faut définir le pourquoi et le comment de cette lutte et il faut lui appliquer une finalité concrète qui ne peut se résumer dans son souci de rédemption et d’affranchissement de la « classe ouvrière ». S’il n’en était pas ainsi il se perdrait dans la confusion des fractions syndicalistes neutres, incolores, apolitiques. L’apolitisme syndical est un piège de plus, une supercherie aux manœuvres burlesques dans lesquelles se joue l’avenir des peuples. Et ces grandes masses de prolétaires, avec leur « grégorisme », c’est-à-dire sans critère ni conscience sociale (celle-ci n’étant pas une conscience de classe), sont le plus grand écueil qui s’oppose à la révolution. Nous en avons le plus vif exemple dans les grandes centrales américaines et anglaises, appuyant des actions gouvernementales, parvenant à faire partie du gouvernement en se constituant en « parti ouvrier » ou en se prêtant à la comédie de « l’anticommunisme », prétexte élégant pour la marche vers le totalitarisme ou vers l’adoption de ses formules de la part des démocraties qui continuent de s’appeler antitotalitaires et qui s’appuient sur les syndicats eux-mêmes pour cimenter une action réactionnaire.
L’apolitisme ne suffit pas…
D’autre part dit la F.O.R.A. — le « syndicalisme révolutionnaire » avec son action violente croit à la force brutale et renforce la théorie du « syndicalisme qui se suffit à lui-même ». L’apolitisme ne suffit pas. Il s’agit de savoir ce que l’on veut et si l’on se dirige ou non vers ce que l’on veut. Le mouvement ouvrier doit être accepté et propagé comme un moyen de lutte, non comme une fin car, une fois la révolution réalisée, la cause qui a motivé la fondation d’une organisation de lutte contre le capital et l’État disparaissant, disparaît aussi l’organisation qui n’a plus sa raison d’être. Cela a été très peu compris — en dehors de la F.O.R.A. — par le reste des organisations ouvrières et anarchistes éparpillées dans le monde. Mais c’est la raison primordiale qui a incité la F.O.R.A. à toujours maintenir sa position rectiligne, sans opportunisme, qui ne se pose point d’inutiles problèmes et qui lui a valu dans certaines occasions une réputation de « sectarisme », d’« inadaptation » à ce qu’exige l’évolution des temps.
La F.O.R.A. n’accepta jamais que ses militants ou ceux que l’on nommait les militants anarchistes, puissent demeurer dans des organisations syndicales de caractère jaune, neutre ou de définition contraire à la finalité anarchiste. Elle estima toujours que cela entraînait la confusion puisque ne pouvait se concevoir une collaboration semblable et que, d’autre part, cela signifiait une carence vis-à-vis des décisions et des conséquences donnent l’exemple de l’action propre et de ne pas s’enfoncer dans des organismes de même caractère, mais de but différent, dans lesquels l’activité isolée se perd et offre au fond une analogie avec l’anarchiste qui accepte d’être ministre pour combattre l’État, ce qui permet à l’État de se renforcer et à l’anarchiste de se perdre comme tel.
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Cette attitude répondait sans doute à la conséquence directe de certaines périodes d’oppositions violentes au sein du mouvement anarchiste argentin et à l’élimination d’éléments opportunistes qui furent des « oiseaux de passage » dans le mouvement « foriste », car il convient de tenir compte pour se former un jugement judicieux — des circonstances, des caractéristiques et du climat social du pays, au moment où nait un courant et où l’on prend une détermination qui, en marchant avec le temps, acquiert une valeur de position doctrinaire.
Autre particularité de la F.O.R.A., a été son opposition à l’anarchisme spécifique organisé. Elle s’est opposée à ce courant bien qu’elle ait eu des relations avec ses propagandistes au moment où la lutte et les nécessités communes l’exigeaient. Surtout en ce qui concerne la solidarité. En se proclamant organisation anarchiste et en réunissant en son sein, par ses multiples cadres, tous les moyens et les possibilités pour développer une activité efficiente sur tous les terrains et dans tous les aspects de la vie sociale, la F.O.R.A. estimait défavorable la création d’organismes spécifiquement anarchistes parce que — selon les militants « foristes » — ceux-ci représentaient toujours de petites chapelles, créées à partir de certaines positions personnelles et désagrégeantes, et non des courants réels et déterminés. Elle insistait tout comme Malatesta — sur le fait que l’anarchiste devait se trouver fondu dans le peuple, confondu par ses actions et par ses luttes avec le peuple même, et non érigé en mentor théorique et doctrinaire. On ne comprend le peuple qu’en vivant ses problèmes et non en usant et abusant de slogans démagogiques ou dans la commode position du philosophe de clocher. Selon la F.O.R.A. les groupements anarchistes tendaient à se séparer d’une telle action — qui doit être journalière pour être efficace — en se convertissant en cénacles et non en exemples, exerçant une influence défavorable comme nouvelle élite hiérarchique et orientatrice, s’éloignant complètement du peuple, au détriment de l’idée anarchiste.
Cette position — particulière à la F.O.R.A. et aussi à la F.O.R.U. (Uruguay) — dans son propre énoncé, correspond au fond au souci manifeste de maintenir, avec une vigueur inaltérable, « un mouvement ouvrier anarchiste » qui serve de base, d’appui, et de noyau réalisateur, autant que d’exemple. Sans un mouvement de soutien et de structure populaires, le mouvement anarchiste se trouve condamné à la stérilité et les idées parviennent à se transformer en élucubrations de désœuvrés ou en théories de salon. Pour cette raison précise le mouvement ouvrier anarchiste doit se différencier des autres, se définir et se distinguer du neutralisme ou du déviationnisme des autres mouvements ouvriers, ainsi que des imprécisions de certains mouvements ouvriers soi-disant libertaires.
La F.O.R.A. ne ménageait pas la C.N.T. espagnole pour son souci d’« agglutination » des masses et elle affirmait que cette dernière souffrait de certains défauts à cause de cette tendance à grouper des éléments indécis qui ensuite pèsent comme une masse inerte, à la faveur du vote et de la loi de majorité, sur les décisions morales et finalistes provoquant un affaiblissement dans le ton idéologique de l’organisation, et s’opposant à la vieille U.S. Italienne par son absence de concrétion idéologique et par son caractère neutre, propre au syndicalisme révolutionnaire.
Il y eut aussi en Argentine, de cruelles luttes contre le réformisme, contre le syndicalisme de corruption politique, contre les plate-formistes et contre… les anarcho-dictateurs, ainsi appelés parce que partisans de certaines méthodes de la révolution russe, et d’une sorte de « prise de pouvoir » de la part des anarchistes.
Mais ceci est une tout autre question qui sera certainement traitée en une autre occasion.
(1) La Fédération Ouvrière Régionale Argentine (F.O.R.A,) n’est plus aujourd’hui qu’un reflet encore vivant et actif d’un passé vigoureux et inoubliable, jalonné par des luttes héroïques, souvent sanglantes, qui ont débuté au milieu du siècle dernier et dont la continuité organique a été enregistrée à partir de 1885. À cette époque, Malatesta, Mattei, Fazzi, Marzoratti, Matta, Ravasa, Nido, Gilimon, Prat, Gori et d’autres internationalistes contribuèrent à la fondation et à l’orientation de plusieurs groupements autonomes, de journaux et de revues, de centres d’activités, avec des militants de différentes langues et de différents pays.
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